Introduction

Qu’est-ce qui a changé et qu’est-ce qui va se passer ? Tout d’abord, la crise sanitaire révèle quelques vérités:

  1. Il est évident que rien n’est jamais acquis et que l’humanité, malgré ses progrès techniques et technologiques, reste vulnérable à des crises multiformes qu’elle ne peut prévoir.
  2. La mondialisation, autrefois considérée comme une panacée, a également révélé ses faiblesses car les interdépendances, considérées par beaucoup comme positives dans la production de biens et de services, sont en réalité des sources de vulnérabilité et de dépendance.
  3. Les besoins locaux, en matière de santé, d’éducation, d’agriculture et d’alimentation, d’énergie, d’eau, d’hygiène et d’assainissement, doivent être satisfaits au niveau local, national ou régional.
  4. Les grands axes de la solidarité et de la coopération internationales ne sont pas aussi réels et efficaces qu’on l’a cru pendant des années.
  5. En ce qui concerne l’Afrique, aujourd’hui plus que jamais, elle doit compter sur elle-même, faire les choses à sa manière et construire son propre projet en fonction de ses forces mais aussi de ses faiblesses.
  6. L’industrialisation de l’Afrique et le développement de processus de production endogènes, basés sur les secteurs prioritaires mentionnés ci-dessus, sont beaucoup plus réalistes qu’une hypothétique volonté de rattraper les autres dans des secteurs où il lui serait difficile de le faire. A quoi bon pour un pays africain de produire des voitures ou d’accueillir des millions de touristes dans des hôtels financés par des investisseurs étrangers s’il doit importer de l’étranger toute sa nourriture, ses médicaments et ses livres?

Dans ce nouveau contexte, je pense qu’il est opportun de reconsidérer la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) pour mieux voir ce qu’il faut garder, ce qu’il faut changer et ce qu’il faut laisser tomber. Beaucoup ont dit qu’il fallait aller vite dans la mise en œuvre de l’Accord, comme si c’était de cette mise en œuvre que viendrait la solution à tous les problèmes de l’Afrique.

Cela devrait tenir compte de la gouvernance de l’économie mondiale, en particulier de l’Organisation mondiale du commerce (OMC):

Avant la destruction massive des économies par la contamination économique mondiale de Covid-19, les tentatives de retour au protectionnisme étaient déjà évidentes.

Certains pays ont accusé les Etats-Unis de protectionnisme, bien que certaines actions d’autres pays ressemblent également à du protectionnisme.

Bien avant Covid-19, de plus en plus de pays avaient commencé à prendre des mesures contraires aux règles et disciplines de l’OMC. Le multilatéralisme était clairement dans l’impasse.

Cela s’est accéléré avec la pandémie, car lorsque plusieurs pays ont pris conscience de leur vulnérabilité verticale aux chaînes de valeur mondiales – le célèbre adage selon lequel lorsque la Chine éternue, le reste du monde s’enrhume – ils ont commencé à dire qu’ils allaient délocaliser ou rapatrier des industries stratégiques.

Mais le rapatriement des industries stratégiques ne se décrète pas. La seule façon de le décréter indirectement est d’ériger de nouvelles barrières douanières et de promulguer unilatéralement des normes qui ne sont ni convenues ni consensuelles.

Dès qu’un pays s’engage dans cette voie, il devient protectionniste. Et si tout le monde se met au protectionnisme pour protéger ses industries, une guerre commerciale aura automatiquement lieu.

Après l’OMC, il y a eu aussi la prolifération de méga accords commerciaux régionaux (ACR) avant le COVID. La même poussée reviendra probablement, surtout au niveau régional, car les États auront tendance à éviter une trop grande dépendance à l’égard des chaînes de valeur mondiales pour tenter de favoriser des chaînes plus courtes.

Les réactions ont déjà commencé en Asie du Sud-Est autour de nombreux pays de l’ANASE. La Chine, l’Inde et de nombreux autres pays vont également réagir d’une manière ou d’une autre.

Nous voyons également de nouvelles stratégies de la part de l’Union européenne pour remettre les accords de partenariat économique (APE) sur le devant de la scène.

Quelle devrait être la réponse de l’Afrique ? Que devrait faire l’Afrique avec le ZLECAf ?

La crise est arrivée si rapidement qu’elle a pris tout le monde par surprise. Notre perception de la notion de temps ou d’urgence en matière de politique publique doit donc changer.

Repousser la mise en œuvre à janvier 2021 est nécessaire mais pas suffisant. Car janvier 2021 est déjà arrivé et il ne faut pas croire que les Etats, qui peinent à faire face à la crise économique générée par le Covid-19, vont se détourner des efforts qu’ils déploient actuellement pour atténuer les effets de la crise sanitaire.

A mon avis, une année ne serait pas de trop. Il laissera suffisamment de temps pour discuter et approfondir certains éléments essentiels, y compris ceux dont j’ai dit plus tôt qu’ils devraient être « modifiés » si nécessaire.

Contenu du ZLECAf

Le ZLECAf est un accord ambitieux. 90% des lignes tarifaires seront libéralisées, les 10% restants étant répartis entre les produits à exclure de la libéralisation (3%) et les produits sensibles à libéraliser progressivement (7%).

Les pays les moins avancés (PMA) auront 10 ans pour libéraliser les 90 % de lignes tarifaires et 13 ans pour les 7 % de produits sensibles. D’autre part, les pays en développement libéraliseront les 90% des produits en 5 ans et les 7% des produits sensibles en 10 ans.

En ce qui concerne les services, les négociateurs ont convenu d’éliminer substantiellement les restrictions et autres mesures discriminatoires affectant le commerce entre les pays africains signataires. Ils ont également indiqué qu’aucun secteur ne serait exclu, ni aucun mode de prestation de services.

La deuxième phase portera sur l’investissement, la concurrence et la propriété intellectuelle. Ces sujets sont d’une importance cruciale pour les pays africains. Mais leur traitement doit tenir compte de l’environnement international, notamment des discussions qui sont menées à l’OMC. Mais comme vous le savez, l’OMC elle-même ne sait pas où elle va.

Les engagements qui seront pris sur ces sujets seront au cœur des politiques d’industrialisation et de transformation structurelle du continent africain. Ils seront également étroitement liés à des questions telles que la facilitation des échanges et le commerce électronique, actuellement au centre des discussions à l’OMC, entre autres.

Questions en suspens et défis restants

Questions relatives aux négociations

Les questions en suspens sont encore trop nombreuses et trop importantes pour être traitées à la légère. Si l’on considère ne serait-ce que les 11 questions centrales identifiées par la 33e session des chefs d’État en février dernier, on peut mieux mesurer l’ampleur du défi.

  1. Finalisation des négociations en cours sur les règles d’origine
  2. Préparation et soumission de la liste des concessions tarifaires pour le commerce des marchandises
  3. Préparation et soumission des listes d’engagements spécifiques pour le commerce des services
  4. Préparation des cadres réglementaires pour les secteurs des services (tous)
  5. Incorporation de l’accord ZLECAf dans les lois nationales, y compris la publication des listes de concessions tarifaires et d’engagements spécifiques
  6. Production et diffusion de documents commerciaux
  7. Désignation de points focaux nationaux ZLECAf auprès des institutions de mise en œuvre de l’accord ZLECAf
  8. Création de comités nationaux pour la mise en œuvre de l’accord, et développement de stratégies nationales et d’institutions connexes
  9. Mise en place de systèmes et de procédures de gestion douanière, de mesures d’alignement politique et législatif, et de mesures complémentaires et de facilitation
  10. Entreprendre des activités de vulgarisation et de renforcement des capacités du ZLECAf
  11. Coordonner la mise en œuvre et le suivi du ZLECAf.

Défis régionaux

Malgré l’ambition qui lui est attachée, la ZLECAf a encore quelques soucis à résoudre avec les processus d’intégration dans les Communautés économiques régionales (CER), en termes de cohérence. Il a déjà été dit que la ZLECAf renforcera l’acquis et que les régions qui sont assez avancées en termes d’ouverture commerciale conserveront leur niveau d’ambition, mais la manière dont cela sera fait n’est pas claire.

Dans la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (ZLECAf), par exemple, l’ZLECAf est liée à un Tarif extérieur commun (TEC), mis en œuvre depuis 2015, qui organise le commerce extérieur de la CEDEAO, y compris avec les autres pays africains, et à un Schéma de libéralisation des échanges (SEL) qui prévoit un régime préférentiel pour les entreprises communautaires agréées. Toutes les marchandises originaires de la CEDEAO, l’origine étant déterminée par certains critères, entrent sans droits ni quotas dans les autres pays de la CEDEAO. Ce n’était pas le cas pour les autres pays africains jusqu’à présent.

Ces instruments de politique commerciale ne sont pas pleinement appliqués car des mesures restrictives et protectionnistes existent encore dans certains pays de la CEDEAO. Il existe également des barrières non tarifaires multiformes qui empêchent le commerce régional de se réaliser pleinement. Si l’on ajoute la mise en œuvre imparfaite de la ZLECAf à la mise en œuvre imparfaite de l’ETLS et du TEC, on obtient deux défis qu’il faudra gérer.

Il sera donc nécessaire de revoir les règles d’origine de la CEDEAO pour tenir compte de celles de la ZLECAf. Il est également nécessaire d’adapter les mécanismes de règlement des différends de la ZLECAf au mécanisme de la CEDEAO qui était basé sur des arrangements plus politiques que juridiques.

Selon l’article 85 du traité révisé de la CEDEAO, les États membres ont soumis leurs contributions sur l’offre d’accès au marché pour la consolidation des entrées avant la prise de décision par les États membres de la CEDEAO.

Ainsi, la CEDEAO a proposé une liste d’exclusion de 184 lignes tarifaires dans le cadre du SH version 2017.

A ces défis s’ajoute également l’APE qui est mis en œuvre par la Côte d’Ivoire et le Ghana avec les conséquences que l’on sait.

Quelle approche pour quels objectifs?

Qui peut espérer que ces questions puissent être traitées en moins de 6 mois sans être bâclées ? Il ne s’agit pas de foncer tête baissée dans le ZLECAf. Il s’agit de savoir pourquoi nous y allons et de marcher d’un pas ferme, résolu et prudent pour atteindre les résultats que nous espérons tous.

Si le leadership politique a beaucoup fait pour faire avancer le ZLECAf, la politique ne doit pas être le seul moteur du débat. Il est temps de prendre en compte les considérations techniques et l’environnement interne et externe pour s’assurer que les décisions à prendre sont raisonnables.

Mais il est nécessaire de procéder à une évaluation approfondie, notamment de ce qui a déjà été négocié, pour voir en quoi et comment cela correspondrait aux nouvelles ambitions et stratégies post-covidales que l’Afrique devrait adopter.

Le ZLECAf a l’ambition de développer le commerce intra-africain, ce qui est une excellente initiative. Cependant, le commerce intra-régional ou la participation au développement de chaînes de valeur régionales ne se décrètent pas. Il faut plutôt créer des opportunités pour que cela se produise.

Développer le commerce intra-africain dans le cadre de l’intégration économique régionale en Afrique signifie avant tout intégrer le commerce en Afrique. Pour que cela se produise, les opérateurs doivent avoir des raisons de commercer. Ceux qui produisent doivent être en mesure de répondre aux besoins de leurs marchés cibles, à des niveaux de qualité et de prix conformes aux attentes de ces marchés.

Il faut donc commencer par les vrais problèmes:

Tirer profit du poids économique de l’Afrique:

  1. Stimuler l’industrialisation de l’Afrique conformément à l’agenda 2063.
  2. Faciliter le commerce intra-africain, ce qui n’est pas la même chose que l’Accord sur la facilitation des échanges (AFE) de l’OMC.
  3. Construire des chaînes de valeur régionales dans les produits agroalimentaires et les secteurs prioritaires pour l’Afrique : santé, alimentation et agriculture, éducation, énergie verte, économie numérique, etc.
  4. Investir massivement dans la création d’emplois pour les jeunes
  5. Assurer la cohérence de la politique et de l’accord commercial de l’Afrique en suspendant, par exemple, les APE et autres accords impliquant des pays africains qui sont également impliqués dans la ZLECAf.

Nous devons savoir que nous ne retrouverons pas le monde là où nous l’avons laissé. Cette crise doit changer notre perspective. Il faut se concentrer sur l’économie de la vie. L’économie réelle. L’économie pour l’Afrique et non l’Afrique pour l’économie mondiale.

* Cet article a été republié par Third World Network Africa. Voir l’article original ici.

 

 

Dr Cheikh Tidiane Dieye

Le Dr Cheikh Tidiane Dieye est directeur du Centre Africain pour le Commerce, l'Intégration et le Développement (CACID). Le Dr Dieye possède une expertise approfondie en matière de commerce et de développement durable, d'intégration régionale et de négociations commerciales internationales, tant sur les questions de fond que sur les processus et techniques de négociation.

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